À partir du moment où un spermatozoïde féconde un ovule, un mécanisme biologique rapide et complexe transforme les molécules à l’intérieur du corps d’une femme en celles qui, environ 40 semaines plus tard, constitueront un nouvel être humain. Bien que les subtilités étonnantes du développement fœtal n’aient été fonctionnellement comprises que depuis quelques décennies, la spécificité de la grossesse est bien ancrée dans l’imagination culturelle de l’humanité.
Il est admis qu’une femme enceinte portant l’avenir de l’espèce en elle ne doit pas faire n’importe quoi. Limiter la caféine, prendre des suppléments d’acide folique, surveiller l’effort physique – la liste des possibilités dont les femmes ont recours afin de modifier leur vie pour accommoder leurs fœtus en croissance est longue. Les cigarettes et l’alcool sont à éviter au vu des effets néfastes sur le fœtus que la science a largement démontré. Certains médicaments sont également fortement déconseillés. Et bien sûr, selon les mœurs, il est impensable de fumer de l’herbe.
Mais certaines femmes qui trouvent que l’herbe est une alternative plus douce et plus efficace face à de nombreux médicaments pharmaceutiques souvent prescrits pour traiter les troubles physiques et morales de la grossesse – nausées, vomissements, douleurs, stress et dépression – remettent en question cette notion. […]
Selon un récent sondage du gouvernement [des Etats-Unis], près de 4 % des femmes enceintes [américaines] admettent avoir fumé de l’herbe au cours du dernier mois de grossesse. Compte tenu de l’acceptabilité croissante de la marijuana en tant que traitement prétendument légitime pour une liste croissante de pathologies, le Docteur Ira Chasnoff, pédiatre et chercheur spécialisé dans l’exposition prénatale à l’alcool et aux drogues, craint que ce pourcentage ne s’accroisse à mesure que les États légalisent la marijuana.
D’après l’American Journal of Obstetrics & Gynecology de janvier 2018, Chasnoff a analysé les résultats d’études détaillant l’effet du cannabis sur le fœtus et a conclu que le tétrahydrocannabinol (THC), l’ingrédient psychoactif du cannabis, traverse la barrière hémato-encéphalique du fœtus et pourrait nuire au fonctionnement cognitif de l’enfant. Citant deux études qui suivaient les enfants de femmes qui fumaient du cannabis pendant leur grossesse, Chasnoff écrit : « À l’âge de 10 ans, l’exposition prénatale à la marijuana était liée de façon significative à l’hyperactivité, à l’impulsivité et aux problèmes d’inattention ainsi qu’à des taux accrus de symptômes dépressifs chez les enfants. » Selon le docteur, les médecins ne devraient pas recommander la marijuana médicale aux femmes en âge de procréer avant d’avoir fait un test de grossesse.
Contrairement au syndrome d’alcoolisme fœtal et aux effets de la nicotine, il n’existe aucun consensus médical selon lequel l’usage prénatal de cannabis affecte le développement physique du fœtus. Néanmoins, d’autres chercheurs que le Docteur Chasnoff croient que cela pourrait modifier le fonctionnement cognitif des enfants à mesure qu’ils vieillissent. Puisqu’il est contraire à l’éthique d’effectuer des essais cliniques en aveugle sur les effets potentiellement négatifs de l’herbe sur les femmes enceintes (ce qui signifie en d’autres termes que les chercheurs ne peuvent pas donner à un groupe de femmes enceintes du cannabis et un à autre groupe le placebo afin de comparer le comportement de leurs futurs enfants) les études citées par Chasnoff sont, par nature, imparfaites même si certaines d’entre elles montrent une corrélation évidente.
Chasnoff n’est pas étranger au domaine de la toxicomanie prénatale. En 1985, il a publié dans le New England Journal of Medicine des résultats sur les différences comportementales entre 23 bébés dont la mère consommait de la cocaïne, qui, selon les médias et les responsables de la protection de l’enfance, précipiteraient une série d’anomalies congénitales. Les études de suivi ont montré que les enfants nés de femmes qui consommaient de la cocaïne n’étaient pas en moins bonne santé que les autres enfants nés de celles qui n’en consommaient pas, et ce dans des conditions socio-économiques similaires.
L’usage prénatal de cocaïne peut avoir des effets néfastes sur le développement du fœtus, mais pas plus que des facteurs comme la pauvreté, la faim ou le manque d’accès aux soins prénatals. Ce qui n’a pas été mis en relief, c’est la rapidité avec laquelle les femmes, en particulier les femmes de couleur, sont diabolisées pour la consommation prénatale d’alcool et de drogues, alors que les femmes plus riches ne sont tout simplement pas soumises à ce niveau de surveillance. Et ce malgré une consommation de drogue prénatale qui demeure relativement constante entre les différents milieux socio-économiques.
Cette stigmatisation sociale a des conséquences réelles. Lorsque les mères ou les nouveau-nés obtiennent un résultat positif pour des drogues comme le THC, des organismes comme les Services de protection de l’enfance (SPE) ou d’autres autorités locales et étatiques ont le pouvoir d’enquêter sur les familles, d’intenter une action devant le tribunal des familles et, éventuellement, de retirer les enfants. En Alabama, un État dont les lois sur la mise en danger du fœtus sont en vigueur, les femmes peuvent même être passibles de poursuites pénales et être détenues sous caution pouvant atteindre 100 000 $.
À l’échelle nationale, les enfants ne sont généralement pas retirés des familles uniquement à cause de la consommation de marijuana, mais la menace d’intrusion des services sociaux dissuade certaines femmes enceintes de parler honnêtement à leur médecin de leurs besoins et de leurs préoccupations en matière de santé prénatale. Ce qui finalement pourrait avoir un impact plus grave sur la santé du bébé et de la mère que la consommation même de marijuana.
Lisa Sangoi, ancienne avocate plaidante dans des affaires de protection de l’enfance et chercheuse à la New York University School of Law Family Defense Clinic, qui termine un rapport sur l’abus de substances et le système de protection de l’enfance, croit que cette agence fonctionne sur des notions erronées et préconçues de ce à quoi ressemble une éducation saine des enfants. Dans de nombreux États, les professionnels de la santé ne sont pas tenus d’effectuer des tests de dépistage de substances contrôlées chez les femmes ou de signaler ces résultats aux autorités s’ils sont positifs.
Mais ceux-ci mettent parfois les services sociaux au courant. « Vos enfants peuvent être retirés de votre foyer avant même qu’on ait décidé si vous êtes abusif ou négligent, sur la base d’un hypothétique danger imminent. » Pour Sangoi, c’est une sanction pour quelque chose qui n’est pas un crime. « Vous seriez surpris d’apprendre que le test positif pour la marijuana n’est pas illégal. » Les conclusions du rapport de Sangoi ne sont pas si surprenantes : les femmes pauvres et les femmes de couleur font l’objet d’un examen beaucoup plus minutieux que les femmes enceintes plus riches et plus blanches.
La simple légalisation de la marijuana n’est peut-être pas une solution miracle. […] Même si la consommation prénatale de cannabis peut avoir des conséquences négatives, cela ne justifie pas le comportement agressif des autorités. Il réside encore de nombreuses incertitudes quant aux impacts, sur la santé du bébé et de la mère, que procure la consommation d’herbe prénatale.
Source : Vice, traduit de l’anglais par La Chronic